Sonko–Diomaye : l’Aventure ambiguë

L’histoire politique du Sénégal traverse un moment inédit, presque déroutant, qui rappelle, par bien des aspects, L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane : une tension intérieure, une cohabitation fragile entre deux fidélités que tout distingue et que tout relie à la fois. Comme dans le roman, deux voies avancent ensemble, portées par des natures différentes : l’une vers une certaine continuité, l’autre vers la rupture.
Cette tension s’incarne aujourd’hui au sommet de l’État à travers le tandem Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko, unis par un projet commun, mais installés dans une configuration politique sans précédent.
Si, dans une précédente contribution, j’ai pu voir en Sonko un messie moderne, il me fallait désormais interroger la complexité du pacte qu’il partage avec Diomaye, là où l’espérance se confronte aux réalités du pouvoir — comme Samba Diallo affrontait la collision entre tradition et modernité.
Diomaye incarne l’apaisement et la continuité institutionnelle. Président élu, chef des armées, gardien de la Constitution, il représente l’État dans sa verticalité.
Face à lui, Sonko demeure l’architecte du projet, porteur d’un long combat, d’une rupture assumée et d’une forte légitimité populaire.
C’est dans cette dualité que se loge l’ambiguïté centrale : la légitimité légale et la légitimité politique ne se superposent plus. Le peuple a élu Diomaye, mais Sonko reste le moteur du projet — un programme porté par leur parti, le Pastef, et massivement validé par les Sénégalais.
Cette situation exige lucidité, loyauté et clarté, dans un contexte où les défis sont nombreux : insécurité aux frontières, économie en souffrance, dette inquiétante, exigence de justice, absence d’opposition structurée.
L’ambiguïté s’enracine davantage dans le fait que Diomaye n’a pas émergé d’un processus classique : il a été désigné par Sonko lorsque ce dernier fut empêché de se présenter. Son élection procède autant d’un rejet du système que d’un transfert de légitimité. Deux légitimités coexistent, sans avoir été pleinement clarifiées.
D’où une question essentielle : qu’est-ce que l’État ?
On l’imagine figé, protocolaire. Mais l’État est un organisme vivant, modelé par les forces sociales et par la volonté populaire. Les élections ne reconduisent pas un ordre ancien : elles transforment l’État.
C’est la légitimité qui façonne l’État, non l’inverse.
En mars 2024, le peuple sénégalais a fait émerger un État nouveau, confié non pas à un homme, mais à un tandem : Diomaye préside, Sonko gouverne. Ce n’était ni un accident ni une anomalie, mais un choix politique délibéré. Diomaye lui-même a donné le sentiment, dès ses premières déclarations, de mesurer la dimension transitoire et historique de ce moment, en insistant sur la place centrale de Sonko dans l’architecture du projet.
Le peuple sénégalais, quant à lui, sait ce qu’il veut. Il s’est battu pour reprendre son destin en main et n’acceptera plus que des ordres établis, devenus obsolètes, le détournent de sa voie. Le 24 mars n’a pas seulement sanctionné un régime : il a affirmé une volonté collective de reprendre la maîtrise de son avenir.
Dès lors, une interrogation subsiste :
Diomaye, qui semble avoir perçu la nature de cette mission, est-il prêt à l’assumer jusqu’au bout ?
Peut-il résister à la pression d’un modèle présidentiel vertical, alors que le peuple a choisi, par la force des choses, une forme de dualité politique ?
Et si cette cohésion venait à se fissurer, ne faudrait-il pas envisager, par fidélité au peuple, une reconsultation électorale ?
Comme dans L’Aventure ambiguë, l’ambivalence cherche toujours une issue. Or, l’histoire montre qu’une ambiguïté non maîtrisée finit souvent par détruire l’un des deux pôles qu’elle oppose. Mais le Sénégal ne peut se permettre une fracture de plus : les urgences sont trop lourdes, les attentes trop grandes.
Nous avons pourtant un tandem rare, deux forces différentes, mais issues d’un même projet. Cette aventure peut devenir une chance historique pour notre pays, un modèle inédit de gouvernance. Mais si elle n’est ni clarifiée ni assumée, elle risque de se transformer en rupture majeure.
À Sonko–Diomaye de maîtriser les contradictions de cette aventure, et à nous de veiller, sans ambiguïté, à ce qu’elle ne détrône ni leur pacte ni notre espoir collectif.



